19 juin – Conséquences
Nous avons eu des difficultés à ne pas être semés par Ridley qui fonçait à travers la forêt. Liv marchait derrière elle et consultait les cartes et son sélenomètre constamment. Pas plus que nous, elle n’avait confiance en l’Enchanteresse.
J’étais tracassé. Je croyais partiellement à ce que Ridley nous avait raconté. Elle tenait peut-être vraiment à Lena. En dépit des faibles probabilités, il se pouvait qu’elle ait dit la vérité. Auquel cas, il m’incombait de la suivre. J’avais envers Lena une dette impossible à rembourser. J’ignorais si nous deux avions un avenir ; si Lena redeviendrait jamais celle dont j’étais tombé amoureux. Peu importait, cependant.
À l’intérieur de ma poche, l’Orbe Lumineux chauffait. Je l’en ai sorti, m’attendant à une flaque de couleur iridescente, mais sa surface noire ne m’a renvoyé que mon reflet. L’objet paraissait plus que brisé. Il était devenu complètement capricieux.
Lorsqu’elle l’a vu, Ridley a écarquillé les yeux et s’est arrêtée, pour la première fois depuis un bon moment.
— Où as-tu déniché ça, Courte Paille ?
— Marian me l’a donné.
Je ne voulais pas qu’elle sache qu’il avait appartenu à ma mère, ni qui le lui avait offert.
— Eh bien, voilà qui a des chances d’équilibrer les choses. Si je ne pense pas que tu arriveras à enfermer mon oncle Hunting là-dedans, tu devrais réussir à emprisonner au moins un membre de sa meute.
— Je ne suis pas très certain de la manière dont il faut l’utiliser.
J’avais failli ne pas le lui avouer, sauf que c’était la vérité. Ridley a arqué un sourcil.
— Mademoiselle-Je-sais-tout ne te l’a donc pas dit ?
Liv s’est empourprée. Ridley a pris le temps de déballer une nouvelle tablette de chewing-gum rose qu’elle s’est fourrée dans la bouche.
— Tu es censé toucher ta cible avec, a-t-elle ensuite enchaîné en avançant vers moi. Ce qui suppose que tu t’en approches.
Link l’a écartée.
— Pas la peine, a-t-il dit. Nous sommes deux. On n’aura qu’à le lancer.
Liv a coincé son crayon derrière son oreille. Elle avait pris des notes.
— Link a raison. Personnellement, pour rien au monde je ne m’approcherais d’aucun d’eux. Mais si nous n’avions pas d’autre solution, ça mériterait d’essayer.
— Sans oublier de prononcer la formule, a précisé Ridley. L’incantation et tout, vous voyez ?
Appuyée contre un tronc, elle nous narguait. Elle avait deviné que nous ne connaissions aucun sortilège. Assise à ses pieds, Lucille l’observait avec attention.
— Et j’imagine que tu vas refuser de nous en confier les paroles ?
— Comme si je les connaissais ! Après tout, ces machins sont plutôt rares.
Liv a déployé la carte sur ses genoux en la lissant d’une main soigneuse.
— Nous sommes dans la bonne direction. Si nous continuons plein est, ce chemin finira par nous conduire jusqu’à la côte.
Elle a tendu le doigt vers un gros bouquet d’arbres.
— Là-bas dans cette forêt ? a ronchonné Link, sceptique.
— N’aie pas peur, Chaud Bouillant, a rigolé Ridley. Je prendrai Hansel, et toi Gretel.
Elle lui a adressé un clin d’œil complice, comme si elle continuait d’exercer un pouvoir sur lui. Ce qui était vrai, mais sans rapport avec son don de Sirène.
— Je me débrouillerai très bien tout seul, a d’ailleurs rétorqué Link en s’éloignant d’elle. Et si tu mangeais plutôt un autre chewing-gum ?
Ridley était peut-être comme la varicelle ; on ne l’attrapait qu’une fois dans sa vie.
— Il t’en faut du temps pour pisser !
Impatiente de repartir, Ridley a lancé un caillou dans les buissons.
— Je t’entends ! a crié Link, de l’autre côté du mur de verdure.
— Contente d’apprendre que certaines de tes fonctions naturelles sont en état de marche.
Liv m’a regardé en levant les yeux au ciel. Plus le temps passait, plus ces deux-là se cherchaient des noises.
— Tu ne me facilites pas la tâche !
— Tu veux que je vienne te donner un coup de main ?
— Tu n’es qu’une grande gueule, Rid.
Cette dernière a fait mine de se lever, ce qui a eu le don de choquer Liv. Satisfaite, l’Enchanteresse s’est rassise en souriant. De mon côté, j’étudiais la sphère, dont le noir avait viré à un vert chatoyant. Rien de très utile, juste les mêmes couleurs qui semblaient en proie à une sorte de frénésie. Si ça se trouve, Link avait raison : je l’avais cassée. Ridley a cependant paru étonnée ; ou intriguée, difficile à dire.
— Pourquoi cette lumière ?
— L’Orbe fonctionne comme une boussole. Il s’allume si nous sommes dans la bonne direction. Du moins, il le faisait, avant.
— Hum. Je ne savais pas qu’il servait à ça.
Elle avait aussitôt replongé dans sa lassitude blasée.
— Je ne doute pas que tu ignores des tas de choses, a lancé Liv avec un sourire innocent.
— Attention, toi, sinon je te persuade de nager dans la rivière.
J’étais toujours concentré sur l’Orbe Lumineux. Il avait l’air différent. La lueur qui en émanait s’est mise à s’agiter, aussi vive et rapide que lorsque l’objet nous avait menés au cimetière Bonaventure. Je l’ai montré à Liv.
— Regarde-moi ça, L !
Ridley a vivement tourné la tête vers moi, je me suis pétrifié.
J’avais appelé Liv « L ».
Or il n’y avait qu’une L dans ma vie. Si l’intéressée ne s’est rendu compte de rien, Ridley, si. Ses prunelles se sont teintées de sauvagerie, cependant qu’elle léchait sa sucette. Elle me fusillait du regard, et j’ai senti ma volonté m’abandonner. Lâchant l’Orbe, j’ai roulé sur le sol moussu de la forêt. Liv s’est accroupie au-dessus de la sphère.
— Bizarre, a-t-elle commenté. Pourquoi clignote-t-il en vert, à ton avis ? Pour nous annoncer une autre visite d’Amma, d’Arelia et de Twyla ?
— C’est sûrement une bombe ! a crié Link.
Moi, j’étais réduit au silence. Je m’étais écroulé aux pieds de Ridley. Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas recouru à ses talents à mon encontre. Une idée m’a brièvement traversé l’esprit avant que mon visage s’écrase dans la terre. Soit Link avait vu juste et il était désormais immunisé contre elle, soit elle se retenait de le manipuler. Ce qui, si c’était vrai, était inédit.
— Si tu fais du mal à ma cousine… si tu songes seulement à lui faire du mal, tu passeras le reste de ton existence de minable à me servir d’esclave. Pigé, Courte Paille ?
Ma tête s’est involontairement relevée et tordue, et j’ai eu l’impression que ma nuque allait se briser. Mes paupières ont semblé s’ouvrir d’elles-mêmes, et je me suis retrouvé à contempler les yeux jaunes et étincelants de Ridley. Ils brûlaient d’un tel feu que j’en ai été étourdi.
— Ça suffit !
La voix de Liv a retenti, cependant que mon corps retombait au sol avant que j’aie eu le temps de le contrôler.
— Cesse tes idioties, Ridley !
— Mollo, Poppins ! Courte Paille et moi sommes amis.
— Je n’ai pas ce sentiment, a riposté Liv, dont la voix est montée dans les aigus. N’oublie pas que c’est nous qui risquons notre vie pour Lena.
Leurs traits étaient illuminés par les éclairs de lumière colorée projetés dans tous les sens par l’Orbe. J’ai ramassé ce dernier.
— Ne monte pas sur tes grands chevaux, darling !
Ridley avait beau avoir adopté un accent britannique railleur, ses prunelles étaient en acier trempé. Celles de Liv étaient noires.
— Et toi, arrête de te comporter comme une conne. Si Ethan n’aime pas Lena, explique-moi ce que nous fichons dans ces bois perdus au milieu de nulle part !
— Bien vu, Gardienne. Je sais ce que moi, j’y fabrique. Mais si toi, tu te fiches de l’Amoureux, quelle est ton excuse ?
Ridley n’était qu’à quelques centimètres de Liv, laquelle n’a pourtant pas frémi.
— L’étoile du Sud a disparu, une Cataclyste convoque la lune avant terme sur la Grande Barrière mythique, et tu me demandes ce que je fais ici ? Tu plaisantes ou quoi ?
— Ta présence n’a donc rien à voir avec l’Amoureux ?
— Ethan, qui, au passage, n’est l’amoureux de personne, ne connaît rien à rien au monde des Enchanteurs. Il est paumé. Il a besoin d’une Gardienne.
— Je te rappelle que tu es encore en formation. Et que recourir à ton aide reviendrait à exiger d’une infirmière qu’elle réalise une opération à cœur ouvert. De plus, la définition de ton poste stipule que tu n’es pas censée interférer. Bref, il me semble que tu n’es pas la meilleure Gardienne qui soit.
Pas faux. Il y avait des règles, et Liv les enfreignait à la chaîne.
— Certes. Il n’empêche que je suis une excellente astronome. Et sans moi, nous ne serions pas en mesure de lire cette carte, ni de trouver la Grande Barrière et Lena.
Soudain, l’Orbe Lumineux est redevenu noir et froid dans ma paume.
— J’ai loupé quelque chose ? a demandé Link en émergeant des buissons tout en remontant sa braguette.
Les filles l’ont toisé, cependant que je me relevais.
— Aux chiottes le thé sucré, je manque toujours le meilleur !
— Qu’est-ce que…
Liv a tapoté son sélenomètre.
— Il y a un problème. Les cadrans s’affolent.
Au-delà des arbres, un fracas a ébranlé la forêt. Hunting avait dû nous rattraper, ai-je songé, pour aussitôt penser à autre chose. Une chose qui n’a pour autant pas allégé mon sentiment de culpabilité. Il s’agissait peut-être de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne souhaitait pas qu’on le suive. Quelqu’un capable de dominer les éléments du monde naturel.
— Partez !
Le vacarme a forci. Tout à coup, les troncs de chaque côté de moi se sont renversés. J’ai reculé. La dernière fois que des arbres s’étaient abattus, ça n’avait pas été par accident.
Lena ? C’est toi ?
À quelques pas de là, des chênes moussus et des pins blancs se sont arrachés de la terre, racines comprises, pour s’écraser au sol.
Non, Lena !
Link a titubé vers Ridley.
— Déballe une sucette, poupée.
— Je te répète de ne pas m’appeler poupée.
Pour la première fois ce jour-là, j’ai pu apercevoir le ciel. Sauf qu’il était sombre. Des nuages noirs de magie Enchanteresse s’étaient amoncelés au-dessus de nos têtes. Puis j’ai perçu quelque chose, en provenance de très loin.
Plus exactement, j’ai entendu quelque chose.
Lena.
Sauve-toi, Ethan !
Sa voix. La voix qui s’était tue si longtemps. Mais si c’était elle qui me conseillait de fuir, qui déracinait ces arbres ?
Que se passe-t-il, L ?
Je n’ai pas capté de réponse. Il n’y avait plus que l’obscurité et ces volutes magiques qui se ruaient sur nous comme si elles donnaient l’assaut. Soudain, j’ai compris ce qu’elles étaient.
— Attention !
J’ai tiré Liv en arrière et poussé Link vers Ridley juste à temps. Nous sommes tombés dans les buissons tandis qu’une averse de pins brisés dégringolait du ciel comme une pluie d’été. Les branches ont formé une haute pile à l’endroit même où nous nous étions tenus. La poussière me piquait les yeux, m’aveuglait. Les débris de terre coincés dans ma gorge ont déclenché mes quintes de toux.
La voix de Lena avait disparu, remplacée par un bourdonnement, à croire que nous avions dérangé une ruche abritant mille abeilles s’étant toutes mises en tête de tuer leur reine. La poussière était si dense que je distinguais à peine les formes alentour. Liv était allongée près de moi, elle saignait au-dessus de l’œil. Ridley gémissait, blottie contre Link, lequel était cloué au sol par une énorme branche.
— Réveille-toi, Shinky Dink ! Réveille-toi !
J’ai rampé vers eux. Ridley s’est recroquevillée sur elle-même. Ses traits exprimaient la terreur pure. Sauf que ce n’était pas moi qui la provoquais, mais quelque chose dans mon dos.
Le bourdonnement a gagné en ampleur. J’ai senti le froid brûlant des Ténèbres sur ma nuque. Lorsque je me suis retourné, l’empilement des aiguilles de pin qui avaient failli nous ensevelir avait pris la forme d’un bûcher, gigantesque plate-forme qui pointait vers le ciel noir. Ses flammes n’étaient pas rouges, cependant, et il n’en émanait aucune fumée. Elles étaient jaunes, aussi jaunes que les iris de Ridley, et elles ne dégageaient que froideur, chagrin et peur.
— Elle est là, a marmonné Ridley, geignant plus fort.
Sous mes yeux médusés, une dalle de pierre a émergé de l’incendie doré et sifflant. Une femme y était couchée. Elle avait l’air sereine, pareille à l’effigie d’une sainte qu’on s’apprêterait à porter en procession dans les rues. Malheureusement, ce n’était pas une sainte.
Sarafine !
Elle a brutalement ouvert les paupières, et ses lèvres se sont incurvées en un sourire glacial. À l’instar d’un chat se réveillant de sa sieste, elle s’est étirée, puis s’est mise debout. D’en bas, elle donnait l’impression de mesurer quinze mètres.
— Attendais-tu quelqu’un d’autre, Ethan ? Je comprends ton erreur. Tu connais le proverbe : telle mère, telle fille. Pour ce qui nous concerne, ça se vérifie un peu plus chaque jour.
Mon cœur battait la chamade. Je me suis détourné des lèvres rouges et des longs cheveux noirs de Sarafine. Je refusais de voir son visage qui ressemblait tant à celui de Lena.
— Allez-vous-en, sorcière !
Ridley pleurait, blottie contre Link. Elle se balançait d’avant en arrière comme une démente.
Lena ? M’entends-tu ?
La voix envoûtante de Sarafine a dominé le fracas du feu, tandis qu’elle s’adressait de nouveau à nous, depuis son perchoir.
— Je ne suis pas venue pour toi, Ethan. Je te laisse à ma chère fille. Elle a tellement pris en maturité, cette année, n’est-ce pas ? Rien n’égale le bonheur de voir son enfant accéder à ses pleines possibilités. Quelle fierté, pour une mère !
J’ai fixé les flammes qui léchaient ses jambes.
— Vous vous trompez. Lena n’est pas comme vous.
— Il me semble avoir déjà entendu ça quelque part… À l’anniversaire de Lena, peut-être ? La différence, c’est que tu le croyais à l’époque. Maintenant, tu te mens. Tu sais que tu l’as perdue. Elle ne changera pas ce qu’elle est vouée à être.
Les langues de feu atteignaient sa taille. Sarafine avait la silhouette impeccable des femmes Duchannes, même si, sur elle, une certaine difformité subsistait.
— Lena n’y peut rien, peut-être, mais moi si. Je ferai ce qu’il faudra pour la protéger.
Sarafine a souri, et je me suis tassé sur moi-même. Son sourire évoquait tant celui de Lena ou, du moins, celui qu’avait eu Lena ces derniers temps. Elle a disparu, cachée par l’incendie qui montait désormais à hauteur de sa poitrine.
— Si fort, si semblable à ta mère. Ses derniers mots ont été de la même eau. Enfin, je crois. (Un chuchotis a résonné à mon oreille.) Vois-tu, j’ai oublié, parce que ça avait si peu d’importance.
Je me suis figé. Sarafine était tout à côté de moi, maintenant, toujours enveloppée de flammes. Il ne s’agissait pas d’un véritable feu, cependant, car plus elle approchait, plus je tremblais de froid.
— Ta mère ne comptait pas. Sa mort n’a été ni noble ni remarquable, juste quelque chose que j’ai eu envie de faire, sur le moment. Une chose insignifiante. (Le feu a forci, dévorant son cou, son corps.) Tout comme toi.
J’ai tendu la main vers sa gorge. J’aurais voulu lui arracher la tête. Mes doigts ne se sont refermés que sur du vide, toutefois. Il n’y avait rien. Je voulais la tuer, or je ne pouvais même pas la toucher. Sarafine s’est esclaffée.
— Croyais-tu que je perdrais mon temps à venir en chair et en os, Mortel ?
Elle s’est tournée vers Ridley, qui continuait à se balancer, les paumes plaquées sur sa bouche.
— Amusant, n’est-ce pas, Ridley ?
Sarafine a levé une main, déplié ses doigts. Ridley s’est mise debout en agrippant son cou. Ses sandales à talons aiguilles ont décollé, lévitant au-dessus du sol, tandis que son visage virait au violet, qu’elle étouffait. Sa chevelure blonde pendait, pareille à celle d’une poupée. La silhouette spectrale de Sarafine s’est dissoute dans le corps de Ridley. Celui-ci s’est mis à luire d’une lumière dorée, peau, cheveux et yeux, si intense que ses pupilles ont disparu. Malgré l’obscurité de la forêt, j’ai été obligé de me protéger le visage. La tête de Ridley a été agitée de soubresauts, à l’instar de celle d’une marionnette, puis elle a ouvert la bouche :
— Mes pouvoirs augmentent. Bientôt, la Dix-septième Lune surgira au-dessus de nous, convoquée à l’avance, ce que seule une mère est capable de faire. Je décide de l’heure à laquelle le soleil se couche. J’ai déplacé les astres pour ma fille, et elle s’Appellera elle-même et me rejoindra. Seule ma fille a su bloquer la Seizième Lune, et seule moi ai été en mesure de faire apparaître la Dix-septième. Personne n’est à notre hauteur, dans aucun de nos deux univers. Nous sommes le début et la fin.
Le corps de Ridley s’est affaissé comme un sac vide. Dans ma poche, l’Orbe Lumineux brûlait. Pourvu que Sarafine n’en devine pas la présence ! Il avait tenté de m’avertir. J’aurais dû lui prêter plus d’attention.
— Tu nous as trahis, Ridley. Le Patriarche ne pardonne pas aussi facilement que moi.
Le Patriarche. Sarafine ne pouvait désigner ainsi qu’une personne, le père de la lignée d’Incubes Sanguinaires chez les Ravenwood, celui par lequel tout avait commencé. Abraham.
— Tu seras jugée, a poursuivi Sarafine par-dessus le crépitement du bûcher. Je lui laisserai ce plaisir. Tu étais ma responsabilité, tu es désormais ma honte. Il me semble donc juste de partir en t’offrant un cadeau d’adieu. (Elle a brandi ses mains au-dessus de sa tête.) Puisque tu mets tant d’ardeur à aider ces Mortels, tu vivras et mourras comme une Mortelle à compter d’aujourd’hui. Tes pouvoirs ont été rendus au Feu Ténébreux qui les avait engendrés.
Se redressant brutalement, Ridley a poussé un grand cri, sa douleur résonnant à travers la forêt. Puis tout s’est effacé : les arbres abattus, le bûcher, Sarafine, tout. Les bois ont retrouvé leur apparence habituelle. Verts et sombres, pleins de pins, de chênes et de terre noire. Le moindre tronc, la moindre branche avait regagné sa place, comme s’il ne s’était rien produit.
Liv versait de l’eau dans la bouche de Ridley à l’aide d’une bouteille en plastique. Son visage était encore boueux et sanguinolent, mais elle semblait tenir le coup. Ridley, en revanche, était blanche comme un linge.
— Une magie incroyablement puissante, a commenté Liv en secouant la tête. Une apparition en mesure de posséder une Enchanteresse des Ténèbres ! Tout en lançant un sortilège, si ce qu’elle a annoncé à Ridley s’avère.
J’ai effleuré son œil, elle a grimacé. Puis j’ai contemplé Ridley avec suspicion. J’avais du mal à l’imaginer dénuée de son talent de persuasion.
— Quoi qu’il en soit, Ridley aura du mal à s’en remettre, a poursuivi Liv en mouillant un bout de son sweat-shirt pour tamponner les traits de la malheureuse. Je ne m’étais pas rendu compte des risques qu’elle prenait en venant ici. Elle doit vraiment tenir à vous tous.
— Non, pas à tous, ai-je rectifié.
J’ai aidé Liv à soulever Ridley, qui a recraché de l’eau avant de passer une main sur sa bouche, étalant son rose à lèvres par la même occasion. On aurait dit une cheerleader qu’on aurait arrosée une fois de trop à la fête du lycée.
— Link, a-t-elle murmuré. Est-il…
Je me suis agenouillé près de lui. La branche qui lui était tombée dessus s’était évanouie dans l’air, mais il gémissait de souffrance. Il paraissait impossible qu’il soit blessé, qu’aucun de nous ne le soit, puisqu’il ne restait pas de trace des événements. Pourtant, son bras était violacé et enflé, deux fois plus gros que la normale, et son pantalon avait été déchiré.
— Ridley ? a-t-il demandé en ouvrant les yeux.
— Elle va bien. Nous allons tous bien.
J’ai agrandi l’accroc de son froc. Son genou saignait.
— Qu’est-ce que tu mates ? a-t-il tenté de plaisanter.
— Ta vilaine figure, ai-je riposté en me penchant vers lui afin de vérifier qu’il n’avait pas le regard flou.
Lui aussi allait s’en tirer.
— Eh, tu ne vas pas m’embrasser, hein ?
J’étais si soulagé que j’aurais pu.
— Tends tes lèvres, chéri.